L'effondrement de l'utopie américaine en Irak

Dans son analyse en six parties pour le CFRI, Adel Bakawan explore comment l Irak, autrefois envisagé comme un modèle de changement positif, est devenu un exemple d échec pour l utopie américaine. Son étude examine la résistance sunnite, l émergence du terrorisme, la révolte chiite sadriste, la déception des Kurdes, et la cogestion irano-américaine durant la période tumultueuse suivant l invasion.

5 juillet 2024

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Les drapeaux irakien et américain flottent au vent devant un hôtel de la capitale irakienne, Bagdad, le 27 septembre 2020. Photo : Ahmad al-Rubaye/AFP. (RUDAW)

Des enfants irakiens font un geste alors que des soldats américains du 2e bataillon de la 319e brigade aéroportée patrouillent dans le quartier d'Azamiyah au nord de Bagdad, en Irak, le vendredi 8 février 2008. (AP Photo/Anja Niedringhaus)


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Adel Bakawan
Sociologue, fondateur et directeur du CFRI
33 Articles

Pourquoi le rêve des néo-conservateurs américains visant à instaurer un Moyen-Orient libéré, démocratique et occidentalisé disparaît si rapidement après le 9 avril 2003, date de l’arrivée des Américains à Bagdad ? Il s'agissait probablement d'un « mirage politique » imaginé à Washington, mal habitué à la chaleur du désert irakien. L'image d'un changement régional grâce à un Irak démocratique n'était finalement qu'une illusion, qui s'est évaporée rapidement. 

Comment l'Irak, qui incarnait l'espoir d'un changement positif dans la région, devient-il rapidement un « contre-modèle » de ce qu’il était censé incarner, suscitant la crainte non seulement au sein des États de la région, mais également au sein des sociétés moyen-orientales ? Cette étude, en six parties, cherche à identifier les éléments fondamentaux qui ont constitué et contribué aux conditions objectives de l'effondrement de l'utopie américaine dans la région.

La première partie de cette analyse revient sur le changement brutal de la stratégie américaine à l’égard de leurs alliés irakiens engagés à leur côté depuis la première guerre du Golfe en 1991. L'insatisfaction croissante au sein des élites adoptant une posture plus distante à l'égard de l'occupation constitue les prémices d'une séquence d'échecs bien plus importants pour les États-Unis.

La deuxième partie se consacre à l'analyse de la résistance sunnite, contraignant les Américains à nuancer puis à réviser leur stratégie, les forçant à se concentrer sur une gestion immédiate de l'urgence, au détriment de leur projet initial à long terme : la création d'un Grand Moyen-Orient démocratique.

La troisième partie se penche sur la genèse du terrorisme international en Irak. Ce phénomène émerge en tandem avec l'occupation et gagne en envergure sous l'influence d'Abou Moussab al-Zarqaoui. Celui-ci établit initialement des liens avec la résistance sunnite, modifiant son orientation pour finalement la contrôler de manière définitive.

La quatrième partie met en exergue la révolte inattendue de la mouvance sadriste. Cette insurrection chiite n'avait pas été envisagée par les néoconservateurs de la Maison Blanche, qui comptaient sur leur alliance avec d'autres partis chiites tels que le Dawa et l'Assemblée Suprême de la Révolution Islamique en Irak afin de garantir une adhésion globale de la communauté chiite à l'ordre irakien soutenu par les États-Unis.

La cinquième partie met en lumière la trajectoire des acteurs du nationalisme kurde, considérés comme l’un des alliés stratégiques des États-Unis depuis les années 1990, mais qui éprouvent rapidement une déception envers Washington dès les premières semaines de l'occupation de l'Irak.

Enfin, la sixième partie offre une rétrospective analytique sur le concept de cogestion de l'Irak élaboré conjointement par les Iraniens et les Américains dans un contexte de chaos. Elle met en lumière la stratégie déployée par le général Qassem Soleimani pour faire face à l'occupation américaine de la Mésopotamie.

Ce chapitre mettra donc en évidence les facteurs déterminants ayant contraint les Américains à délaisser leur projet initial de Grand Moyen-Orient démocratique, en analysant l’évolution de leur expérience et de leur échec dans le nouvel Irak post-Saddam Hussein.

Le désenchantement des élites irakiennes  

Les élites irakiennes en opposition au régime de Saddam Hussein ont initié des pourparlers avec les autorités américaines dès l'occupation du Koweït par l'Irak en 1990. Leur objectif principal consistait à obtenir une reconnaissance en tant qu'alternative démocratique face à la dictature de Saddam, perçu comme une menace tant pour la sécurité mondiale que pour sa propre population. Les États-Unis, cherchant à établir un partenariat irakien en vue de légitimer leur intervention, ont répondu positivement, établissant un lien direct avec ces élites menées notamment par Ahmad Chalabi.

Dans le cadre de ce dialogue irako-américain, ces élites ont obtenu, avant l'occupation de leur pays en 2003, des engagements de la part de Washington. Ces engagements portaient sur la garantie de l'indépendance de l'Irak, le maintien de son intégrité territoriale, et l’instauration d'un gouvernement national dirigé par ces élites dès l'invasion. Cette démarche visait à prévenir l'émergence d'un vide propice à l'instabilité et à l'insécurité, tout en permettant aux États-Unis d'éviter d'être perçus comme une force d'occupation, mais plutôt comme une force de libération.

Dans cette perspective, Washington a organisé et financé plusieurs conférences réunissant les opposants au régime de Saddam Hussein. La première s'est déroulée à Vienne en juin 1992, suivie d'une autre à Salahadin dans la région kurde irakienne en novembre de la même année. Par la suite, une conférence a été organisée à New York en 1999 sous l'administration de Bill Clinton, et enfin, la conférence de Londres en décembre 2002, quatre mois avant la chute du régime de Saddam Hussein. Au cours de ces rencontres, les autorités américaines ont exprimé leur engagement à garantir aux principales forces de l'opposition irakienne que la responsabilité de la formation du nouveau gouvernement irakien leur serait confiée dès la chute de la dictature.

Ainsi, entre le 9 avril, date de l'arrivée des Marines à Bagdad, et le 12 mai, marquant l'arrivée de Paul Bremer en tant que chef de l'Autorité provisoire de la coalition (Coalition Provisional Authority), les leaders des principaux partis politiques se sont réunis à l'hôtel Bourj Al-Haiat à Bagdad, répondant à l'invitation du général Jay Garner, administrateur américain de l'Irak post-Saddam Hussein entre le 21 avril et le 12 mai 2003. L'objectif était de mettre en place, dans les délais les plus brefs, un gouvernement irakien. L'équipe de Jay Garner les rencontrait quotidiennement. Très optimistes, ces élites irakiennes se préparaient à assumer la responsabilité de conduire la transition de la dictature vers la démocratie, conformément aux engagements formulés par les néoconservateurs de la Maison Blanche.

Cependant, il est indéniable qu'en parallèle aux initiatives américaines, la République islamique d'Iran cherche également à instiller la méfiance parmi les élites irakiennes à l'égard des engagements américains. Le général Jafari, une figure influente de la République islamique, a tenu des rencontres répétées avec les dirigeants de l'opposition pendant cette même période. Il les a par exemple avertis du risque d'instrumentalisation par Washington, les informant qu'ils pourraient par la suite être exclus du processus de formation et de gestion de l'Irak post-Saddam Hussein.

Les dirigeants des forces politiques irakiennes adoptaient une attitude réservée face aux conseils du général Jafari. Malheureusement, les événements postérieurs à l'arrivée de Paul Bremer en Irak ont entièrement validé la thèse et les avertissements de ce dernier. La première semaine suivant son installation à Bagdad, Bremer a organisé une réunion avec les chefs de l'ancienne opposition, et de manière très catégorique, il s'est totalement désengagé de toutes les promesses antérieures faites à ces élites irakiennes entre 1990 et 2003. Il a déclaré que l'Autorité provisoire de la coalition prendrait le temps nécessaire pour établir la formation d'une « nation »  irakienne dotée d'une «  démocratie »  solide, ainsi que d’une société « libérale » où l'individu serait transformé en « citoyen » responsable et libre.

Pour décevoir définitivement leurs alliés, qualifiés comme des combattants de la liberté et des défenseurs et partisans de la démocratie, non seulement en Irak mais également dans tout le Moyen-Orient, les États-Unis et le Royaume-Uni ont formellement demandé le statut de « puissances occupantes » auprès du Conseil de sécurité le 22 mai 2003. Cette démarche aux antipodes avec la stratégie initialement promue, a rompu tout le récit préalablement élaboré autour de la libération d'un pays sous la férule d'un tyran pendant près d’un quart de siècle. Dans cette optique, le Conseil de sécurité a consigné : « Prenant note de la lettre que les Représentants permanents des États-Unis d'Amérique et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord ont adressée à son Président le 8 mai 2003 (S/2003/538) et reconnaissant les pouvoirs, responsabilités et obligations spécifiques de ces États en tant que puissances occupantes agissant sous un commandement unifié (l' « Autorité »), en vertu du droit international applicable».

Profondément choquées par le nouveau discours adopté par les Américains à Bagdad, les élites chiites, et même kurdes, ont décidé de prendre leurs distances vis-à-vis de l'occupation. Sans pour autant s'engager dans une résistance armée, elles ont mobilisé tous les mécanismes, ressources, et moyens à leur disposition pour contrecarrer la nouvelle stratégie de la « Coalition Provisional Authority » dirigée par Paul Bremer. Massoud Barzani, le puissant président du Parti Démocratique du Kurdistan, a même adressé une menace directe à Paul Bremer en annonçant son départ de Bagdad pour se rendre au Kurdistan, précisant que si Bremer avait besoin de ses services, il devrait personnellement se déplacer jusqu'à Erbil. Ahmad Chalabi, le chef du Congrès national irakien, a poussé plus loin en affirmant que Bremer endosserait la responsabilité de l'échec américain en Irak. Dans ce climat de profonde méfiance, les Sunnites ont organisé une résistance, forçant les Américains à revoir entièrement leur stratégie en Irak et à rétablir le dialogue avec ces élites, qui n’étaient pas initialement considérées comme des acteurs de la reconstruction du nouvel Irak, envisagé comme un modèle démocratique pour le Moyen-Orient.

La résistance des Sunnites

Depuis 1638, année de l'occupation de Bagdad par le sultan Mourad IV, jusqu'en 2003, année de l'occupation de Bagdad par les Américains, les Sunnites ont assumé la responsabilité d'organiser, de coordonner et de gouverner l'Irak, d'abord en tant que province sous l'empire ottoman, puis en tant qu'État après l'occupation britannique en 1917. Cette composante de la société irakienne a joué ainsi un rôle décisif et historiquement déterminant, cumulant 365 ans de savoir-faire et de gestion politique et administrative. Bien que les Sunnites ne représentent que 20 % de la population totale de l'Irak, cette continuité culturelle de près de quatre siècles en matière d'administration confère à leur communauté une importance exceptionnelle dans la gestion d'un pays aussi complexe que l'Irak.

Portés par l'utopie de bâtir une nation irakienne démocratique et un modèle d’État-nation libéral, au service des citoyens libérés de contraintes autoritaires et illégitimes, avec pour objectif suprême la reconfiguration d'un Grand Moyen-Orient fondé selon l'idéal en cours de construction en Irak, les Américains négligent totalement la longue tradition étatique des Sunnites. Non seulement ces derniers sont exclus du processus de reconstruction de l'État, mais les conditions objectives de leur stigmatisation et ultérieurement de leur élimination de l'Irak sont également mises en place par l'instauration de deux ordonnances : l'une portant sur la « débaassification » ou « débaathification » et l'autre sur la « Dissolution of Entities », visant le démantèlement de tous les appareils de défense et de sécurité du pays.

La mise en œuvre de cette stratégie brutale a engendré d'importantes répercussions, conduisant environ un million et demi de Sunnites à se retrouver, dès le lendemain de la chute du régime de Saddam Hussein, dépourvus d'emploi, de ressources et de revenus. Parallèlement, les nouvelles élites chiites ont exploité cette tactique acerbe en tant qu'arme de destruction massive, motivées par le désir de venger 365 années de domination sunnite. Ces élites perçoivent leur expérience durant cette période comme celle de victimes d'un système de stigmatisation et d'exclusion structurelle. En conséquence, la débaassification a été mise en œuvre avec l'objectif de dé-sunifier le pays. En d'autres termes, la cible n'est pas simplement le baassiste responsable de crimes contre le peuple irakien, mais également le Sunnite, considéré comme intrinsèquement associé au baassisme et, par conséquent, forcément coupable.

Dans ce contexte, les divers groupes sunnites ont uni leurs forces pour constituer un front de la résistance, qui s’oppose tant à l'occupation américaine qu’aux nouvelles élites chiites revenues de leur exil aux côtés de l'armée d'occupation. Un nombre significatif de catégories sociales, politiques et confessionnelles, animées par la frustration, ont choisi de prendre part à la résistance armée. En l'espace de quelques mois, le pays s’est transformé en un véritable théâtre de guerre, où des milliers de personnes, de toute affiliation politique et de toute alliance, ont perdu la vie. Au cours de la première année de l'occupation, Paul Bremer, l'émissaire américain, a été le spectateur d'une tragédie marquée par le décès de 12 133 individus.

Au sein de cette résistance sunnite, les tactiques des organisations terroristes se mêlent à celles des mouvements révolutionnaires, pour déstabiliser le nouvel Irak et contrecarrer le projet des Américains. Au moyen d’attentats à la voiture piégée, d’attaques surprises, de prises d'otage, d’opérations suicides, jusqu'aux affrontements directs, cette résistance ébranle de manière significative l'occupation. Toutefois, il semble impératif de ne pas percevoir cette résistance comme une force homogène, coordonnée par une direction sunnite unifiée autour d'une stratégie élaborée en vue d'atteindre un objectif collectivement partagé. Au contraire, la résistance est traversée par une hétérogénéité sociologiquement significative.

Les oulémas traditionalistes se sont rassemblés autour de Harith al-Dhari (1941-2015), dirigeant du groupe des oulémas musulmans. En tant que figure emblématique, Harith al-Dhari est considéré par la base sociale sunnite comme le symbole de la résistance, un patriote musulman et comme une autorité religieuse de premier plan. Les Baasistes constituent également une composante politique et sociale majeure dans la lutte contre le nouveau régime. En 2003, Saddam Hussein lui-même incarne l'engagement des Baasistes dans la guérilla, tentant en vain de rallier tous les résistants à sa cause. Les tribus, dépossédées des avantages qui leur avaient été octroyés sous le régime de Saddam Hussein, surtout après la guerre du Golfe où elles avaient été récompensées pour leur loyauté envers le régime face aux soulèvements dans les provinces chiites du Sud et les régions kurdes du Nord en 1991, émergent en tant que troisième catégorie d'acteurs au fondement sociologique de la résistance. Les salafistes djihadistes, bien que minoritaires en 2003, deviennent rapidement une force de mobilisation hyperactive contre les États-Unis, mais également contre le pouvoir chiite en place. En dépit de leur diversité ethnique (Arabes, Kurdes) et organisationnelle (djihadistes internationalistes et djihadistes nationalistes), les salafistes djihadistes s’imposent progressivement comme des acteurs ultra-dominants dans la représentation de la résistance

Dans le contexte de l'occupation, il apparaît que la résistance n'a pas concouru à l'émancipation des Sunnites, au rétablissement de leur domination historique, ni à leur affirmation en tant qu'acteurs et interlocuteurs légitimes sur la scène régionale. Cette situation s'est exacerbée, en particulier avec l'émergence des djihadistes internationalistes, qui ont pris en otage la représentation de la résistance sunnite en présentant et en adoptant le terrorisme comme l’unique option viable. Toutefois, il convient de souligner qu'avec le soutien de certains pays de la région, en particulier ceux qui percevaient une menace dans l'initiative américaine visant à créer un Grand Moyen-Orient, les Sunnites ont réussi, en collaboration avec d'autres acteurs, à préparer la voie au désenchantement des États-Unis dans la région.

Le terrorisme des internationalistes

La chute de Bagdad le 9 avril 2003 n'annonce pas seulement le déploiement massif de troupes américaines dans le pays des fleuves, mais également l’arrivée de milliers de djihadistes internationalistes des quatre coins du monde. Tous convergent vers le nouvel Irak envisagé par les néoconservateurs. Ainsi, Américains et djihadistes se retrouvent, cette fois-ci, non à New York, mais à Bagdad. Face à face, ces deux acteurs, totalement étrangers au contexte irakien et chacun porteur d'un projet de destruction mutuelle – l'idéal de démocratie vs l'idéal du djihadisme – transforment rapidement l'Irak en un véritable enfer sur terre.

Dans ce contexte de confrontation directe entre ces deux acteurs aux projets antagonistes, Ahmed Fadil Nazzal al-Khalayla, mieux connu sous le nom d’Abou Moussab al-Zarkaoui, émerge sur la nouvelle scène irakienne en tant que figure emblématique du djihadisme international en Mésopotamie. Sous sa direction, il parvient à fédérer tous les groupes islamistes, qu'ils soient locaux, nationaux, ou internationaux, engagés dans la lutte contre les Américains et leurs alliés chiites-kurdes. Né le 20 octobre 1966 au sein d'une famille nombreuse composée de trois fils et sept filles, dans des conditions économiques précaires avec un accès limité aux ressources, le jeune Ahmed, dans le but de contribuer à la survie de sa famille, abandonne l'école primaire pour exercer divers petits métiers pendant de courtes périodes

Le jeune Ahmed, passé par des épisodes de délinquance, sera rapidement pris en charge par un imam salafiste œuvrant dans une petite mosquée de son quartier. Une resocialisation religieuse, rapide et simplifiée, adaptée à son profil avec une orientation salafiste, le prépare à embrasser la voie du djihad en Afghanistan. Ainsi, à l'âge de 23 ans en 1989, le jeune Ahmed arrive à Hayatabad, en périphérie de Peshawar, où il sera logé, nourri et blanchi par le bureau des services fondé par Abdallah Azzam et Oussama Ben Laden

Au cours de cette période, Ahmed évoluera pour devenir Abou Moussab Al-Zarqaoui, recevra une formation militaire et participera à plusieurs conflits aux côtés des djihadistes afghans, dont la libération de la ville de Khost dans l'est de l'Afghanistan. De 1989 à 1993, Abou Moussab est actif entre les deux pays, le Pakistan et l'Afghanistan. Grâce à ses liens avec les hauts cadres dirigeants arabes et afghans, tels que Ben Laden, Zawahiri, Hekmatyar, Sayyaf, et grâce à son dynamisme, il acquiert rapidement une certaine notoriété et parvient à faire reconnaître son nom sur la scène djihadiste et internationale.

En 1993, à l'âge de 27 ans, Ahmed, doté d'une expérience considérable, retourne en Jordanie et s'engage immédiatement dans la poursuite de son idéal djihadiste. Toutefois, il réalise rapidement que la Jordanie diffère de l'Afghanistan, et que les marges de manœuvre dont il dispose ne sont pas les mêmes. En 1994, les autorités jordaniennes l'arrêtent pour détention d'armes et falsification de passeport, et le condamnent à quinze ans de réclusion. Cependant, l'avènement du nouveau roi en 1999 lui permet d’être amnistié et de repartir immédiatement pour le Pakistan.

Un an avant les événements du 11 septembre 2001, il s’établit en Afghanistan afin de superviser un camp d'entraînement près de la ville d'Hérat. À ce poste, les djihadistes internationalistes le reconnaissent comme un leader méthodique, organisé et discipliné. Lorsque les Américains bombardent l'Afghanistan en décembre 2001 avant d'y intervenir militairement, Zarkaoui prend cette fois-ci le chemin du Kurdistan irakien, où il est accueilli en héros aux côtés de centaines d'autres djihadistes internationalistes.

Dans les montagnes du Kurdistan, Zarkaoui observe discrètement la distinction entre les terrains afghan et kurde. En Afghanistan, les partis islamistes monopolisent complètement l'espace politique, étant les seuls présents. En revanche, au Kurdistan, les deux partis laïques kurdes, le Parti Démocratique du Kurdistan et l'Union Patriotique du Kurdistan, dominent l'ensemble du paysage politique, reléguant les islamistes aux marges, rendant très improbable une occupation massive du terrain par le djihadisme international. Par conséquent, le séjour de Zarkaoui au Kurdistan se caractérise par l'observation des rapports de force entre George Bush et Saddam Hussein, plaçant l'Irak arabe au centre de ses préoccupations, centre de gravité de sa stratégie. En somme, le Kurdistan ne représentera qu'un pont de transition vers un terrain beaucoup plus accessible, à savoir l'Irak.

Cette brève période prend fin avec la destruction des bases militaires d'Ansar Al-Islam en mars 2003, par les forces américaines et les forces spéciales des Peshmergas. Accompagné de ses djihadistes internationalistes, ainsi que des djihadistes kurdes qui perdent leur territoire, Zarkaoui se déplace en Irak, désormais sous occupation américaine.

Entre 2003 et 2006, à la tête de la branche irakienne d'Al-Qaïda, connue sous le nom d'Al-Qaïda en Mésopotamie, Zarkaoui mobilisera une violence ultra radicale qui marquera de manière indélébile non seulement les Américains, mais aussi et surtout les Irakiens. Pour la première fois de son histoire récente, l'Irak sera confronté quotidiennement à des attentats à la voiture piégée, des prises d'otages avec décapitations, des explosions : le djihad mené par Zarkaoui se transformera en une guerre totale et sanglante dans le pays. Face à cette menace terroriste persistante et en grande difficulté, les Américains offrent une récompense de 25 millions de dollars à quiconque fournira des informations permettant la capture de Zarkaoui.

De 2004 à 2006, malgré la mobilisation de toute la puissance américaine en Irak dans le but de le capturer, l'enfant de Zarqa parvient constamment à s’échapper, intensifiant continuellement le degré de radicalité et la violence de ses actions. Cependant, le 8 juin 2006, il est finalement abattu par les forces américaines. L'annonce de sa mort est faite par le commandant des forces américaines, George Casey, et le Premier ministre irakien, Nouri Al-Maliki. Bien que les Américains aient réussi à éliminer le chef du djihadisme international en Mésopotamie, il est indéniable que la disparition de ce leader marque également le début de l'échec de leur projet de Grand Moyen-Orient. Le constat est relativement clair : l'échec du djihadisme prôné par les internationalistes d'Al-Qaïda coïncide avec celui de la démocratie promise par les néoconservateurs de Washington.

La révolte des sadristes

La résistance sunnite et le terrorisme djihadiste ne constituent pas les seuls obstacles ayant entravé la bonne réussite du projet américain en Irak. Parmi les alliés potentiels tels que les chiites et les Kurdes, divers mouvements de révolte ont émergé en réaction à la gestion américaine du pays et en s’y opposant activement.

De 1990, année marquée par l'occupation du Koweït par l'Irak sous le régime de Saddam Hussein, à 2003, année de l'occupation de l'Irak par les forces américaines, un dialogue systémique s'est instauré entre les forces politiques et militaires chiites irakiennes opposées au régime en place et diverses institutions américaines, dont la CIA, le Congrès et le Ministère des Affaires étrangères (Department of State). Dans la perspective d'un changement de régime et la reconstruction d'un nouvel Irak, les autorités américaines avaient la volonté d'engager les acteurs chiites dans leurs initiatives, tout en ayant conscience que ces mêmes acteurs chiites entretenaient des liens stratégiques avec la République Islamique d’Iran en servant ses intérêts, alors même que la relation des États-Unis avec l’Iran était caractérisée par une hostilité extrême depuis sa fondation en 1979.

Certes, après des doutes, certaines hésitations et questionnements mutuels, Washington a réussi à intégrer ces forces chiites, en particulier l'Assemblée Suprême de la Révolution Islamique en Irak et le Parti Dawa, au sein d'une opposition irakienne formée, soutenue, armée et accompagnée par les institutions américaines. Toutefois, dès les premiers jours qui ont suivi l'occupation de l'Irak, une nouvelle force politique et sociale, et particulièrement encline aux actions militaires, sous l'égide de Moqtada Al-Sadr, a émergé et a commencé à mettre en place une résistance contre l’occupation qui finira par lui être fatale.

Fils de l'éminent religieux chiite, l'ayatollah Muhammad Sadiq al-Sadr, qui fut assassiné en 1999 aux côtés de deux de ses fils par des agents du régime de Saddam Hussein, Moqtada voit le jour le 12 août 1973 à Kufa, au sein d'une famille portant en elle une symbolique profonde aux yeux du peuple irakien. Reconnue pour son opposition farouche au régime baassiste, la famille Sadr a payé un lourd tribut dès l'arrivée de Saddam Hussein au pouvoir. En 1980, Muhammad Baqir al-Sadr, éminent penseur et figure islamique, fils du cousin de son père, a été assassiné aux côtés de sa sœur Bent Al-Houda. Moqtada Al-Sadr s’est marié avec la fille de Muhammad Baqir al-Sadr, établissant, de fait, un lien entre le martyr des deux Sadr en 1980 et 1999.

Il s'agit donc d'une personnalité, certes très jeune, seulement 30 ans en 2003, mais incontestablement légitime à toutes les échelles, que ni les Américains, ni les nouvelles élites irakiennes ne sauraient contester. Dès les premiers jours de l'occupation, Moqtada Al-Sadr s'éloigne de ses collaborateurs chiites en proclamant le départ du « petit Satan », Saddam Hussein, qui laisse place au « grand Satan », les États-Unis, soulignant l'absence de distinction entre les deux « Satans ».

Ainsi, dans toutes les provinces chiites, de Bassora à Bagdad, en passant par Najaf et Karbala, Moqtada Al-Sadr mobilise diverses catégories sociales hostiles à la fois à la dictature de Saddam Hussein et à l'occupation américaine. À partir de ces segments sociaux, il met rapidement en place la force milicienne dite de « l'Armée du Mahdi », comptant même d'anciens officiers chiites de l'armée de Saddam Hussein parmi ses membres.

Déjà confrontés à d'énormes difficultés dans le centre, avec la résistance sunnite et le terrorisme d'Al-Qaida, les Américains prennent rapidement la mesure de la menace émanant des forces sadristes dans le Sud. Les affrontements urbains, d'une rare intensité, mettent en lumière l'efficacité redoutable de l'Armée du Mahdi à infliger des pertes à l'armée américaine. Cela s'explique essentiellement par l'adoption de tactiques de guérilla, marquée par une utilisation importante d'engins explosifs improvisés (IED en anglais), à l’origine d’impacts psychologiques significatifs sur les soldats américains. L'Armée du Mahdi transforme ainsi le sud du pays en un véritable cauchemar pour les forces d'occupation.

Afin de neutraliser la menace représentée par Moqtada Al-Sadr, les autorités américaines ont d'abord sollicité la nouvelle armée irakienne. Cependant, cette dernière a catégoriquement refusé de s'impliquer et de verser le sang de la famille Sadr. Composée majoritairement de chiites, cette nouvelle armée irakienne voue un profond respect au martyre de la famille Sadr. Non seulement elle refuse de participer à ce conflit, mais elle pourrait également, pour des motifs religieux et patriotiques, exprimer un soutien, même partiel, à la révolte de Moqtada Al-Sadr.

Déçus par le refus de la nouvelle armée, les Américains se tournent vers les partis politiques chiites collaborant avec l'occupation, tels que le Parti Dawa et l’Assemblée Suprême de la Révolution Islamique en Irak. Malgré leur antagonisme avec Sadr, leurs tentatives de médiation n'aboutissent à aucun résultat significatif.

Dans ce contexte particulièrement difficile pour les Américains, la révolte sadriste gagne en envergure, bénéficiant du soutien direct ou indirect de certains régimes du Moyen-Orient, de l’Iran à l’Arabie Saoudite, ces acteurs régionaux appréhendant avec beaucoup de méfiance la stratégie de « changement de régime »voulue par les États-Unis.

Ainsi, la résistance de Moqtada Al-Sadr marque un tournant significatif dans l'histoire de l’occupation américaine de l’Irak, forçant la Maison Blanche à revoir sa stratégie et ses grandes idées sur la création d'un Grand Moyen-Orient démocratique, dont l’Irak post-Saddam Hussein aurait été le modèle. Il convient de souligner, toutefois, que ce désenchantement ne prend pas uniquement ses racines dans la révolte de Sadr et des combattants sunnites. Ce désenchantement prend aussi sa source dans la désillusion des Kurdes face à l'absence de prise en considération de leur aspiration historique à l'indépendance du Kurdistan par les cercles du pouvoir à Washington.

L’indépendantisme des Kurdes

De Chérif Pacha (1865-1951) à Massoud Barzani (1946-), le rêve de l'indépendance du Kurdistan accompagne les Kurdes de génération en génération. Du Traité de Sèvres  en 1920 à l'occupation de l'Irak en 2003, le mouvement national kurde poursuit un objectif unique : l'établissement d’un État kurde. Afin de concrétiser cette aspiration, les Kurdes ont rapidement pris des initiatives sur le plan diplomatique dès la chute de l'Empire ottoman et l'émergence des États-nations au Moyen-Orient. Sous la présidence de Chérif Pacha, la délégation kurde s’est rendue à Paris en 1919 et 1920, pendant les négociations du Traité de Sèvres. L'objectif était clair : convaincre les puissances occidentales que la création d'un État kurde constituait un droit inhérent au peuple kurde, et présentait le potentiel d’être bénéfique aux intérêts de l’ensemble de la région. En parallèle aux actions diplomatiques, les cadres dirigeants du nationalisme kurde ont orchestré de manière méthodique une série de révoltes armées dans quatre régions du Kurdistan entre l'Irak, l'Iran, la Turquie et la Syrie.

Dans cette longue quête d'un État souverain et internationalement reconnu, en tant qu'essence existentielle, qui puise ses racines dans la kurdicité en tant que référentiel d'un peuple privé d'autodétermination, les Kurdes ont payé un lourd tribut. Depuis la mise en œuvre de la politique de la terre brûlée par les Britanniques dans les années 1920, jusqu'au génocide perpétré par le régime de Saddam Hussein dans les années 1980. Ce sinistre tableau comprend la déportation, l'internement dans des camps de concentration, et l'emploi d'armes chimiques contre des agglomérations entières, comme l’illustre le tragique épisode d’Halabja en Irak le 16 mars 1988. En parallèle, la répression systématique de toute expression de la kurdicité en Iran et en Turquie, accompagnée du refus catégorique d'accorder la nationalité aux Kurdes en Syrie, a participé à métamorphoser le Kurdistan, territoire partagé entre ces quatre États, en un véritable enfer sur terre.

Dans ce contexte, les Kurdes et les Américains ont tissé des liens qualifiés des deux côtés de « stratégiques », spécifiquement depuis l'occupation du Koweït par l'Irak de Saddam Hussein en 1990. Les États-Unis cherchaient des alliés crédibles bénéficiant de bases sociales solides en Irak afin de légitimer leur opposition au régime de Saddam Hussein. Simultanément, les Kurdes recherchaient le soutien d'une puissance internationale pour défendre leur cause nationale. Un éminent leader du nationalisme kurde a souligné que c'était la première fois dans l'histoire que la plus grande puissance du système international ressentait un besoin aussi profond des Kurdes, considérant cette situation comme une opportunité extrêmement significative à saisir.

Au cours des années 1990 et dans le cadre de la réorganisation, du financement et de l'orientation de l'opposition irakienne, les Américains érigent les Kurdes en tant qu’élément central de leur stratégie en s’appuyant régulièrement sur eux. Dès 1991, en collaboration avec la France, le Royaume-Uni et d'autres États, les États-Unis assurent la protection des Kurdes dans une zone sécurisée contre l'armée de Saddam Hussein. Ils instaurent une ligne de démarcation que les forces de Saddam Hussein ne sont plus autorisées à franchir. Les deux principaux leaders kurdes, Massoud Barzani et Jalal Talabani, sont aussi fréquemment conviés à Washington et sollicités pour participer à la reconfiguration de l'Irak post-Saddam Hussein.  

Le 9 avril 2003, lorsque les chars américains pénètrent dans Bagdad, les Kurdes arborent des portraits de George W. Bush, tout en exprimant fortement leur aspiration à l'indépendance de leur pays, tel que rêvé par eux, et si intimement ancré dans leur imaginaire, aussi bien individuel que collectif. Cependant, dès l'arrivée de Paul Bremer à Bagdad en mai 2003, une profonde déception s'empare de la communauté kurde. Car, non seulement Paul Bremer se désengage de toutes les promesses faites aux Kurdes par les États-Unis avant l'occupation, mais il tente également de désarmer les Peshmerga, l'armée officielle du Gouvernement régional du Kurdistan, une institution considérée comme sacrée dans la mémoire collective kurde.

Conséquence de cette déception, les Kurdes ont développé une profonde méfiance envers les Américains. Au lieu d’être un acteur facilitant la mise en œuvre du projet américain visant à édifier une nation irakienne et un État modèle pour l'ensemble du Moyen-Orient, tel que le soutenait l'envoyé de Washington, ils ont, selon les termes de Paul Bremer, été perçus comme un obstacle. Les Kurdes ont alors cherché à mobiliser tous les moyens à leur disposition pour s'émanciper de la tutelle de l’Irak et construire leur propre État.

Dans cette optique, les Kurdes, loin de désarmer les Peshmerga, procèdent à leur renforcement. Ils instaurent certains emblèmes distinctifs et institutions propres à un État tels qu'un drapeau national, un hymne national, un gouvernement, un parlement, une présidence, une cour de justice, et un corps diplomatique. Il devient alors manifeste que deux projets antagonistes incompatibles se font face. Tout comme la résistance sunnite, le terrorisme d'Al-Qaida, et la révolte des sadristes, la question de l'indépendance du Kurdistan, bien que s'exprimant à des niveaux distincts, entrave la réalisation des objectifs des néoconservateurs pour l'Irak, débarrassé du régime de Saddam Hussein. Toutefois, et de manière encore plus préoccupante pour les États-Unis, il est essentiel de reconnaître qu'au-delà des acteurs susmentionnés qui ont constitué de véritables obstacles à la stratégie américaine ; un acteur d'une envergure nettement plus importante et dont l’opposition aux Etats-Unis constitue l’élément existentiel à son identité, précipite les Américains dans les profondeurs de leur échec : le projet politique de la République Islamique d'Iran pour l'Irak occupé.

Le projet des Iraniens 

Privés du soutien et de la légitimité des Nations Unies, ainsi que de l'approbation de leurs alliés historiques au Moyen-Orient, à savoir les nations arabes et la Turquie, les États-Unis se trouvent confrontés à un isolement régional dès leur entrée à Bagdad. En dépit de l'hostilité systémique des pays arabes envers le régime de Saddam Hussein, ces derniers rejettent de manière catégorique l'occupation de l'Irak. Les motifs sous-jacents sont variables, mais le constat reste inchangé : aucune reconnaissance n'est accordée au nouvel Irak. Les Turcs vont même jusqu'à voter en faveur d'une mesure interdisant l’utilisation de leur territoire pour le déploiement des troupes américaines vers l'Irak en 2003, accentuant ainsi les tensions entre Ankara et Washington et éloignant la Turquie du processus de reconstruction du nouvel Irak.

À l’inverse, la République Islamique d'Iran adopte dès l'occupation du Koweït par l'Irak en 1990 une stratégie d'action particulièrement pragmatique. Ayant été en guerre avec le régime baassiste irakien pendant huit ans (1980-1988), Téhéran condamne l'invasion du Koweït tout en autorisant l'utilisation de son espace aérien par les avions de Saddam Hussein pour atterrir en Iran et échapper aux frappes américaines. Pendant les années 1990, la République Islamique condamne l'embargo sur l'Irak tout en fournissant un soutien logistique, en armant, et en soutenant l'opposition irakienne contre Saddam Hussein. Parallèlement, les ayatollahs du régime iranien condamnent les ingérences de Washington dans les affaires irakiennes tout en encourageant les organisations miliciennes, formées et soutenues par eux-mêmes, à coopérer avec les États-Unis contre le régime irakien. C'est de cette façon qu'en 2003, le pragmatisme américain exploite cette opportunité qui se transformera en un piège à long terme.

En effet, dès le 9 avril 2003, les Iraniens mettent en place deux stratégies d'action complémentaires. La première consiste à créer des conditions objectives propices à un chaos généralisé, dans le but d’entraver la mise en œuvre du projet américain. Ensuite, la seconde vise à se positionner en tant qu'acteur indispensable pour la reconstruction du nouvel Irak en collaboration avec les Américains. Cette stratégie a pour objectif à moyen terme d'enterrer l'idée d'un changement de régime en Iran, partenaire devenu indispensable aux Américains pour sortir du « bourbier » irakien. Pour atteindre ces objectifs, les Iraniens instrumentalisent à la fois les groupes engagés dans la résistance à l'occupation et ceux qui collaborent avec.

En premier lieu, ils apportent un soutien indirect mais sans réserve à Moqtada al-Sadr et à son armée, engagés dans une confrontation ouverte avec l’occupant américain. De plus, ils soutiennent également des groupes sunnites, aussi bien modérés que radicaux, qui ont opté pour la résistance armée contre la présence américaine en Irak. Ce soutien prend toutes les formes : la fourniture et la livraison d'armes, le financement des opérations, l'aide au franchissement des frontières, l’affichage médiatique, ainsi que l'offre d’un refuge temporaire à des acteurs opposés à l'occupation.

Les officiers des Gardiens de la Révolution exploitent également à leur avantage les connexions et alliances avec certains groupes chiites tels que le Parti Dawa, l'Assemblée Suprême de la Révolution Islamique, ainsi que certains groupes kurdes tels que l'Union Patriotique du Kurdistan et le Parti Démocratique du Kurdistan. Ils étendent également leur influence à des groupes transcommunautaires, tels que celui d'Ahmad Chalabi ou celui d'Iyad Allawi, à des degrés différents. Malgré les désaccords historiques, ces groupes, déçus par les actions de Paul Bremer, cherchent à renforcer leurs positions dans les relations qu’ils mènent avec l’occupant américain, désormais caractérisées par un rapport de force et de défiance. Ils accueillent ainsi favorablement la présence iranienne, surtout à un moment critique où le pays est dépourvu de toute autre présence arabe, turque, et même européenne.

À l'origine de la conception, de l'élaboration, et de la mise en place de cette stratégie iranienne, se trouve un stratège, fin connaisseur des subtilités du Moyen-Orient, doté d’une expertise particulière sur l'Irak : le général Qassem Soleimani. Issu d'un milieu social très modeste, Qassem naît en 1957 au sein d'une famille victime d’une grande pauvreté. Son père, criblé de dettes, est menacé d'emprisonnement. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Qassem est contraint d'abandonner l'école à l'âge de 13 ans, quittant son village natal pour s'installer à Kerman, où il travaille dans le secteur de la construction. Cet ancien ouvrier, devenu général en 2003, est alors considéré comme la deuxième personnalité la plus influente du régime, directement après le guide suprême, Ali Khamenei. De 1979 à 2003, Qassem Soleimani a accumulé des expériences solides et des connaissances profondes qui lui ont permis de laisser son empreinte sur les grandes orientations du Moyen-Orient.

C'est principalement grâce à sa stratégie que les Américains se sont trouvés dans l'obligation implicite de solliciter l'aide des Iraniens pour participer à la gestion de la situation en Irak, plongée dans un chaos généralisé. Contre leur gré et « à l’insu » de leur plan initial, les Américains se sont retrouvés contraints à cogérer l'Irak aux côtés de la République Islamique d'Iran. La situation était chaotique. Les rues étaient chaque jour le théâtre de violents affrontements à l’origine de centaines de morts, tant Irakiens qu'Américains. Des camions piégés circulaient au cœur de la capitale irakienne, et des milliers de terroristes internationaux affluaient dans le pays. Des attentats suicides frappaient églises et mosquées, des journalistes étaient pris en otages, égorgés ou victimes de décapitations devant les caméras. Dans ce contexte, l'Autorité provisoire de la coalition voyait son contrôle sur les orientations historiques du pays s'éroder.

Dans ce contexte d'échec, de division, et de désespoir, les Iraniens et les Américains transcendent leurs différends pour instaurer une cogestion de l'Irak. Cette modalité de coopération et de gestion permet au pays de mettre en place des élections, de former un gouvernement, et de rédiger une nouvelle constitution. Cela explique pourquoi, chaque tentative de remise en cause de cette cogestion par l'un des deux acteurs plonge l'Irak dans une impasse, susceptible de dégénérer en guerre civile. Ensemble, dans un climat d’équilibre politique précaire et de tensions, États-Unis et Iran ont réussi à bâtir un nouvel Irak mais possédant des vulnérabilités et des fragilités inhérentes à l’instabilité dans lequel il s’est reconstruit. Sans conteste, cette cogestion de l'Irak affiche une relative efficacité. Toutefois, l'interrogation qui demeure concerne les conséquences inévitables qui suivront et qui laissent se profiler à l’horizon un déluge devenu certain

Conclusion

Ce rêve néoconservateur est resté au stade de projection mentale utopique plutôt que ne s’est concrétisé en une réalité matérielle et politique tangible. Les néoconservateurs ont rapidement réalisé que la libération de l'Irak de la dictature n'aboutirait pas au système démocratique espéré. Pire encore, et en contradiction avec les objectifs stratégiques initiaux, elle a plongé l'État irakien dans le chaos. Les Américains ont constaté que la Mésopotamie ne suivrait pas la trajectoire souhaitée pour devenir un modèle stable, sécurisé, développé et démocratique pour l'ensemble du Moyen-Orient. Au contraire, l'Irak a plutôt incarné un « contre-modèle », engendrant la peur, l'insécurité, l'instabilité, semant la mort et propageant l’anarchie. L'effet domino tant espéré par les néoconservateurs n'aura donc pas lieu.

Leur projet initial de Grand Moyen-Orient ne verra donc jamais le jour en ne restant qu’une utopie. Les Américains ont en effet clairement constaté que la chute de la dictature de Saddam Hussein, résultant de leur intervention militaire, n'avait pas abouti à l'accession au pouvoir de forces démocratiques respectueuses des droits de l'Homme. Au contraire, ce sont plutôt des partis politiques et des organisations miliciennes qui, prenant la République Islamique d’Iran et les Ayatollahs comme modèle, voire comme allié stratégique, se sont emparés de la gestion de l’État irakien.

Les néoconservateurs ont probablement reconnu, à la lumière des pertes humaines se comptant par centaines de milliers, que l'approche selon laquelle la démocratie peut être imposée par la force, exprimée de manière directe par « soyez démocrates ou je vous bombarde», a malheureusement créé un terrain propice à l'émergence de l'ordre milicien, non seulement en Irak, mais également dans l'ensemble du Moyen-Orient.

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Pour citer cet article : Adel Bakawan, "L'effondrement de l'utopie américaine en Irak", Centre Français de recherche sur l'Irak (CFRI), 05/07/2024, [https://cfri-irak.com/article/leffondrement-de-lutopie-americaine-en-irak-2024-07-05]

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