La contestation irakienne : à la recherche d’un rêve !

Cet article explore le mouvement de contestation qui a émergé en Irak en octobre 2019 et la répression qui a suivi. Adel Bakawan, fondateur et directeur du Centre français de recherche sur l’Irak, cherche à comprendre les causes de cette crise et à analyser les acteurs qui militent pour une sortie de l’« État-milice » et un avenir meilleur pour l’Irak.

3 mai 2023

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Adel BAKAWAN, fondateur et directeur du Centre Français de Recherche sur l’Irak

Les manifestants portent le drapeau irakien et se dirigent vers la Place Tahrir, 1er anniversaire des manifestations de Tishreen. Le 1er octobre 2010. ©Khalid Mohammed/AP/SIPA


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Adel Bakawan
Sociologue, fondateur et directeur du CFRI
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Introduction

Le 1er octobre 2019, l’Irak a été secoué par un mouvement de contestation sans précédent dans sa nature et dans son ampleur. Les élites dirigeantes, en situation de panique généralisée, ont adopté une stratégie de répression, qui était également sans précédent, au moins depuis 2003.

Le bilan est lourd : entre le 1er octobre 2019 et le 31 décembre 2019, le nombre de morts s’élève à 669, le nombre de blessés à 24 488 et le nombre de personnes arrêtées à 29 806. Assassinats, enlèvements, prises d’otages, incarcérations, tortures, menaces individuelles et familiales : le mouvement, globalement pacifique, se retrouvait nu et sans défense face à un pouvoir qui tuait sans aucune forme de retenue.

La montée en puissance du mouvement de contestation et la radicalisation de la répression nous amènent à nous interroger sur la situation d’un État marqué par deux phénomènes majeurs et déterminants, à savoir la généralisation de la corruption et la systématisation de la milicisation. Mais aussi à nous interroger sur des acteurs qui militent avec une volonté de fer pour une sortie, douce ou brutale, de ce que nous appelons désormais « l’État-milice » et pour un avenir meilleur.

Dans la perspective de l’élaboration d’une grille d’analyse qui pourrait nous permettre d’éclairer la complexité de la situation irakienne, nous proposons tout d’abord un retour réflexif sur le fonctionnement du système politique irakien, identifié par les acteurs de la contestation comme le premier facteur de la crise actuelle.

Ensuite, nous nous concentrerons sur les marqueurs identitaires de la contestation qui a structurellement déstabilisé une classe privilégiée se pensant éternelle dans son installation au sommet du pouvoir, une classe en rupture profonde avec la base sociale tragiquement défavorisée.

En troisième lieu, nous mettrons en lumière l’hétérogénéité du mouvement de contestation et les différentes catégories d’acteurs qui le composent avec leurs visions de la lutte contre l’État-milice et leurs paradigmes de l’action envisagée comme étant possible.

En quatrième lieu, nous reviendrons sur la question de la violence dite « légitime » de l’État-milice face aux acteurs engagés pacifiquement dans un mouvement de contestation. Nous aborderons à ce niveau la question de l’ingérence internationale (États-Unis d’Amérique) et régionale (République Islamique de l’Iran), notamment en relation avec la gestion de la violence.

Enfin nous examinerons les diverses pistes pour une probable sortie de l’impasse dans laquelle se trouve à la fois l’État-milice et le mouvement de contestation.

Le fonctionnement du système politique irakien

La refondation de l’État irakien à partir de 2003, consécutivement à l’occupation du pays par les États-Unis d’Amérique et leurs alliés, se fait incontestablement sur la base d’un communautarisme hautement politisé, avec une domination chiite.

Dans ce système intériorisé par les élites politiques, bien qu’il n’y ait aucun texte juridique relatif à la répartition communautaire, 50 % des postes, dont celui du Premier ministre, revient à la communauté chiite, 25 % pour la communauté sunnite, notamment celui du Président de l’Assemblée Nationale, 20 % pour les Kurdes, avec le poste de Président de la République, et 5 % pour les minorités.

Certes, depuis la création de l’État-irakien par les Britanniques en 1921, jusqu’à sa chute en 2003 suite à l’occupation américaine, un communautarisme non avoué se trouvait au cœur des institutions et la minorité sunnite, jugée « arrogante » par le roi Fayçal, monopolisait toutes les représentations politiques du pays. Cependant, force est d’admettre qu’à partir de 2003 les nouvelles élites irakiennes développent un discours sur les « composantes » de la société irakienne qui devront « s’associer » pour gérer l’État. Dans les faits, non seulement l’association n’a pas eu lieu, mais au contraire la loi sur la « débaasification » du 12 mai 2003, proposée par l’Autorité Provisoire de la Coalition sous la direction de Paul Bremer, exclura de manière objective toutes les représentations significatives sunnites au sein de l’État irakien.

En révolte à la fois contre l’occupation américaine et la domination chiite sur l’État irakien, le territoire sunnite devient peu à peu un champ de bataille permanent. En 2014, l’organisation de l’État Islamique installe son Califat à Mossoul. La Coalition Internationale contre Daech, menée par les États-Unis d’Amérique, éradique le Califat en 2017. Depuis la chute brutale et brutalisante de Daech, les Sunnites se mobilisent, avec l’encouragement de la Coalition Internationale, pour récupérer les 25% de postes qui leur reviennent. C’est ainsi qu’ils participent activement aux élections du 12 mai 2018 et celles du 10 octobre 2021, en s’imposant comme un acteur important de la gestion de l’État.

Dans le Nord et depuis 1991, les Kurdes développent une entité étatique connue et reconnue sous l’appellation de Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK). Avec une Présidence, un Parlement, un Gouvernement, une armée, une Cour de justice, des relations internationales, un système économique, un territoire, une population, le GRK ressemble plus à un État dans l’État qu’à une entité fédérée. Les Kurdes ne se contentent pas de diriger exclusivement le territoire du GRK, ils détiennent également 20 % des postes au sein de l’État irakien.

Ce rappel est fondamental, car il nous permet d’expliciter les marqueurs identitaires d’un Mouvement de contestation en marche depuis le 1er octobre 2019.

Participation aux élections du 12 mai 2018, à Bagdad. ©CHINE NOUVELLE/SIPA

Les marqueurs identitaires du mouvement de contestation

Une cartographie du nombre des personnes tuées ou blessées ou encore arrêtées dans chaque province démontre que le Mouvement de contestation, dans sa phase actuelle, n’est ni confessionnelle (les Chiites contre les Sunnites ou vice-versa) ni ethnique (les Arabes contre les Kurdes ou vice-versa). Il s’agit pour la première fois depuis 2003 d’une base sociale chiite en colère contre des élites dirigeantes chiites qui n’ont pas pu proposer une vie digne à la population chiite du Sud, un territoire qui fournit 80 % du pétrole irakien. Sur un total de 669 morts et 24 488 blessés, il n’y en a pas eu un seul dans les provinces sunnites ou kurdes.

Situation inédite ! Certes le mouvement n’est point national, mais il n’est pas non plus porteur des enjeux communautaires. En effet, le conflit central du Mouvement est celui de la contestation contre un système qui a adopté la corruption comme mode de fonctionnement d’un État profondément fragile. C’est la corruption, « mère de toutes les plaies d’Irak, qui est dénoncée en priorité. En effet, selon les chiffres officiels, l’équivalent de quelque 410 milliards d’euros d’argent public a été englouti depuis 2004, disparu dans les poches des hommes politiques de tous bords, des chefs de tribus ou d’affairistes. Une somme vertigineuse qui représente quatre fois le budget annuel de l’État ».

Le conflit est également celui de la lutte contre le processus de « milicisation » de l’État, mais surtout celui de la société irakienne comme une perspective de sortie de la misère. Le concept d’État-milice nous permet de conduire une réflexion profonde sur la question centrale de la construction d’un État et d’une société dans ses rapports avec des milices. Dans le cas irakien, les milices ne disputent pas à l’État le monopole de la violence légitime - ce qui pourrait être le cas par exemple au Liban - car depuis 2003, les Américains ont refondé l’État irakien à travers et par elles. Les milices sont officiellement insérées dans toutes les institutions de l’État, notamment dans les forces armées et les forces de sécurité. Le 12 mai 2003, l’APC (Autorité Provisoire de la Coalition / Coalition Provisional Authority) dirigée par Paul Bremer émet l’Ordre n° 1 (De-Baathification of Iraqi Society) et l’Ordre n° 2, tous deux préparés par le Pentagone… L’Ordre n° 2 portant le libellé « Dissolution of Entities » dissout l’armée irakienne, les services de sécurité et de renseignements et renvoie également les employés du ministère de la Défense.

Pour combler ce vide, les milices des anciens partis d’opposition au régime de Saddam Hussein deviennent le candidat idéal. Ainsi se fait le premier pas vers la refondation de l’Irak sur le modèle de l’État-milice. Ce modèle atteint son apogée avec la célèbre fatwa émise le 13 juin 2014 par l’ayatollah Ali al-Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite en Irak. Sistani a demandé aux Irakiens de s’engager massivement dans la guerre contre l’organisation de l’État Islamique. Il est clair que les 80 groupes miliciens structurés dans l’organisation de la Mobilisation Populaire ont joué un rôle important dans la défaite du Califat. Cependant, force est de constater que, en même temps, ils deviennent un vaste marché proposant des emplois, des salaires, des reconnaissances sociales et des perspectives vers des inclusions politiques et institutionnelles.

La généralisation de la corruption et la systématisation de la milicisation sont les deux facteurs majeurs qui ont élaboré les conditions objectives d’une rupture profonde entre une base sociale privée de tous les droits et une élite dirigeante noyée dans les privilèges. Parmi la population de 15 ans et plus, 11 806 855 personnes sont analphabètes ! Le Fonds monétaire international (FMI) déclare que le taux de chômage des jeunes irakiens est de plus de 40%. Selon le FMI, le taux de femmes ne faisant pas partie de la population active en Irak est d'environ 85% . L’État-milice irakien est en situation de faillite presque totale dans les domaines qui recouvrent les besoins de première nécessité : eau potable, électricité, routes, etc. C’est dans ce contexte que 85% des interrogés par notre dernière enquête pensent qu’il vaut mieux confier la gestion du pétrole à une institution internationale qu’au gouvernement irakien.

C’est dans une telle situation de rupture, de défiance et de dissociation que la nouvelle phase du mouvement de contestation débute le 1er octobre 2019. Mais qui sont les acteurs majeurs de ce mouvement ? Quels paradigmes adoptent-ils ? Et comment voient-ils l’avenir de leur action face à un État-milice qui n’hésite pas à mobiliser tous les mécanismes de la répression et de la diversion ?

Les manifestants portent le drapeau irakien et se dirigent vers la Place Tahrir, 1er anniversaire des manifestations de Tishreen. Le 1er octobre 2010. ©Khalid Mohammed/AP/SIPA

Un mouvement hétérogène

Depuis le 1er octobre 2019, de nombreuses thèses affluent pour expliquer la crise : théorie du complot, mythification de l’union nationale, montée en puissance du nationalisme irakien, prise de conscience d’une nouvelle génération, etc. Le dénominateur commun à toutes ces thèses est souvent la mise en scène du mouvement de contestation comme une entité rassemblée autour d’un objectif, d’un programme et d’une vision de l’Irak.

La grille d’analyse que nous proposons est une tentative pour échapper à des prismes idéologiques ou politiques en se concentrant sur le mouvement lui-même, sans projection a priori ou a posteriori.

La quantité et la variété des discours, des pratiques et des profils que nous avons étudiés depuis le 1er octobre 2019 nous aident à cerner une typologie d’acteurs formant le mouvement de contestation. Si les causes sociales et politiques de la colère sont identiques, les visions, les parcours, les trajectoires et les attentes des acteurs sont incontestablement diverses. Cependant, avec la prise en compte de cette diversité et à partir de notre observation des comportements des individus engagés, trois types majeurs d’acteurs se distinguent.

Tout d’abord les jeunes, la nouvelle génération des réseaux sociaux. Entre 14 et 23 ans, majoritairement sans diplôme, socialement défavorisés, culturellement pauvres, ces jeunes en colère sont l’expression d’un rêve avorté, d’une vie meilleure inaccessible, d’une insertion sociale absente et d’une défiance généralisée. Cette génération « bulldozer » ne maîtrise pas le langage codé des professionnels de la politique, ne dispose pas d’une vision claire de leur action, les expressions qui reviennent régulièrement sont « la chute du régime » (jugé corrompu) et « Nous voulons un pays » (pensé à ce jour comme inexistant). En revanche, derrière ces deux expressions, c’est le vide total, car ils n’ont qu’une faible perception des moyens considérables que les représentants et les privilégiés de ce système utilisent pour défendre leurs acquis et leurs avantages. Plus la demande de la chute du régime augmente, plus les privilégiés du régime intensifient la répression massive.

De ce fait, la logique révolutionnaire, adoptée peut-être inconsciemment par cette nouvelle génération, trouve en face d’elle une logique radicale de l’utilisation sans aucune retenue de la violence généralisée. Cela explique l’augmentation exponentielle du nombre des morts et des blessés, sans parler des personnes arrêtées entre le 1er octobre et le 31 décembre 2019.

Cette génération n’a pas non plus une vision claire du slogan « Nous voulons un pays ». Sur quelle base ? Avec quel régime ? Par quelle formule ? Quelle sera la nature de l’identité de ce pays ? Les Arabes contre les Kurdes ? Les Chiites contre les Sunnites ? Les Musulmans contre les Chrétiens ? Ou une identité inclusive rassemblant des Chiites, des Kurdes, des Sunnites et les autres composantes de la société irakienne ? Dans ce cas, comment, par qui et avec quel processus forger cette identité ? Tant de questions auxquelles cette génération « révolutionnaire », abandonnée par la République dans les couloirs des réseaux sociaux, n’est pas en mesure d’apporter des réponses. Elle ne voit même pas l’intérêt de réfléchir à ces questions pourtant fondamentales pour des individus qui rêvent de construire ensemble un « pays ».

En revanche, le deuxième type d’acteurs est relativement clair avec l’action en cours, il est constitué d’avocats, médecins, professeurs, chercheurs, journalistes, étudiants en master et en doctorat, activistes de la société civile, cadres d’ONG... L’engagement massif de ces intellectuels place le mouvement de contestation à un niveau susceptible de peser lourdement sur le pouvoir en place.

Conscient de la dangerosité de la situation dans laquelle le pays se trouve, en prenant en compte les différents rapports de force dans la relation complexe des États-Unis d’Amérique et de la République Islamique de l’Iran sur le sol irakien, ces intellectuels engagés tentent d’élaborer et d’adopter la logique du fonctionnement d’un mouvement social.

C’est ainsi que, pour une large partie d’entre eux, les élites au pouvoir ne sont pas identifiées comme « ennemi » de la « nation » à détruire, ils ne sont pas dans la « lutte finale » ou dans le paradigme de la rupture radicale, même si cela pourrait apparaître de temps en temps, ou pourrait être le rêve indisponible de certains. Dans leur discours élaboré, les élites dirigeantes sont traitées comme un « adversaire » avec qui la « négociation » pourrait être engagée dans la perspective d’obtenir le maximum de concessions et d’acquis possibles. Cependant, la faiblesse précaire de ce type d’acteur est incontestablement son incapacité à mobiliser la foule. Ce sont ce que nous avons appelé « les Lénine sans parti communiste ».

Le dernier type d’acteur inséré discrètement mais fortement dans le mouvement de contestation est la figure du militant des forces politiques qui a un pas dans le pouvoir et un pas dans l’opposition, telle la base militante de Moqtada al-Sadr, Ammar al-Hakim ou encore Nouri al-Maliki, sans oublier les militants de l’ancien parti Baas.

Nos différentes enquêtes démontrent que ces partis, chacun à leur niveau, ont désormais ce qu’ils appellent un « bureau de gestion de crise ». L’objectif de ces bureaux est l’élaboration de stratégies d’action pour agir sur l’orientation quotidienne du mouvement de contestation, mais aussi pour faire face aux différents scénarios possibles qui pourront se produire en dehors de leur volonté.

La logique des acteurs engagés dans cette catégorie d’action est différente de celle d’un mouvement révolutionnaire, premier type d’acteur, ou d’un mouvement social, deuxième type d’acteurs. Elle est strictement instrumentale et basée sur les calculs politiques des forces en concurrence.

Face à ces trois types d’acteurs distancés, le pouvoir s’engage sur plusieurs échelles : la réforme, la promesse, le changement, mais surtout la radicalisation d’une répression inédite depuis 2003.

Comment expliquer le prisme de la stratégie de la répression ? Au nom de quelle « légitimité » cette violence particulière est mise en œuvre ?

Des manifestants s'appuient contre le mur où est écrit "nous voulons une patrie", près de la Place Tahrir, le 10 décembre 2019. ©Khalid Mohammed/AP/SIPA

La stratégie de la répression face au mouvement perçu comme un « complot » 

Par légitimité nous entendons la reconnaissance accordée à une personne ou une élite qui exerce le pouvoir. C’est l’intériorisation du fait qu’il est normal, naturel, juste, voire souhaitable que cet individu ou cette élite donne des ordres ou dirige le gouvernement. Dans le cas irakien, il n’y a, à ce moment très historique, que des élites maîtrisant les mécanismes du déploiement de la contrainte. En l’absence de légitimité, ou dans le meilleur des cas avec une légitimité trop faiblement construite, les élites dirigeantes de l’Irak, qui fait partie des pays les plus corrompus au monde selon l’organisation non gouvernementale Transparency International, passent par la généralisation de la violence radicale pour faire triompher leur volonté. Certes, légitimité et contrainte sont complémentaires, cependant, la contrainte sans légitimité est une source de déstabilisation, d’insécurité, et même une porte ouverte sur l’autoritarisme, voire sur la dictature.

Le processus difficile et chaotique de la reconstruction de l’État irakien à partir de son effondrement en 2003 s’est effectué dans un contexte de violence extrême où tout dépendait des rapports de forces entre les principaux acteurs de ces confrontations. Dès lors, la reconstruction politique de l’État a été dès le début largement dépendante de cette situation dans laquelle la notion même de monopole de la violence physique légitime est restée un objectif lointain et théorique presque dénué de sens puisque le champ politique était principalement structuré par les capacités militaires des acteurs en présence. En d’autres termes, dans de telles circonstances, la construction de l’État ne peut se faire sans les milices et ce dernier ne peut procéder autrement que par la délégation d’un pouvoir qu’il ne possède pas vraiment puisqu’il est dépendant de celui à qui il confère cette délégation.

C’est précisément dans le contexte d’un tel État-milice qu’est né, tragiquement, le mouvement de contestation. En l’absence de légitimité, les élites irakiennes « milicianisées » perçoivent la théorie du complot partout. Dès le début de l’année 2019, Qais al-Khazali, le chef de l’organisation Asaïb Ahl al-Haq (La Ligue des Vertueux) parlait d’un complot en cours de préparation. Le Premier Ministre et son cabinet abordaient régulièrement la question de l’agacement de certains pays face à la nouvelle centralité irakienne et à son rôle grandissant dans la région qui l’amenait à être considéré comme « le pôle de stabilité » ou « le pivot du Moyen-Orient ».

De fait, dès le 1er octobre, le système de dispositions de l’État-milice irakien était prédisposé à tuer dans l'œuf le mouvement de contestation perçu comme le complot des ennemis de la montée en force de l’Irak. Ainsi, dans le contexte de l’État-milice, tout le discours sur « la troisième partie qui tue les manifestants » perd son sens, car il n’y a pas en réalité la « troisième partie » qui assassine en dehors de la volonté de l’État. Cette troisième partie n’est qu’une « illusion » sans fondement, nourrie par une part de ces mêmes élites. Dans les faits, il y a un État-milice qui mobilise certaines institutions pour réprimer un mouvement de contestation imaginé et conceptualisé comme un « complot » téléguidé par les ennemis de la nouvelle expérience irakienne, démesurément idéalisée par les mêmes élites et même par certains acteurs du système international, sans prendre en compte les conséquences, sur le long terme, de leurs déclarations.

Cependant, dans la situation irakienne si complexe, peut-on faire l’économie de la question de l’ingérence étrangère, notamment de la part des États-Unis d’Amérique et de la République Islamique de l’Iran, sans oublier la Turquie et les pays du Golfe ?

Les ingérences étrangères

Le 28 juin 2004, les États-Unis d’Amérique transfèrent le pouvoir au gouvernement irakien dirigé par Iyad Allaoui, et Paul Bremer, l’administrateur américain de l’Irak, quitte le pays. Dans les faits, l’indépendance de l’Irak n’est que symbolique, car en coulisses le pays est désormais gouverné par une coopération efficace, voire un partenariat massif entre Washington et Téhéran. C’est pourquoi le départ des contingents américains d’Irak le 18 décembre 2011 laisse un vide dévastateur pour le pays, mais qui est rapidement rempli par une présence de plus en plus forte de la République Islamique de l’Iran. Malgré cela, les termes de cet « accord implicite » entre les deux partenaires-antagonistes pour faire fonctionner L’impossible État irakien continue.

C’est grâce à cet accord que les présidents de la République (Kurdes), de l’Assemblée Nationale (Sunnites) et du Gouvernement (Chiites) sont désignés, de 2003 à nos jours. Dans les années 1920, Henry Dobbs, le Haut-commissaire britannique en Irak, faisait le lien direct entre le mandat britannique et l’existence de l’Irak en tant que État :

« Je crois que, si les forces aériennes britanniques se retirent de l’Irak, le gouvernement irakien disparaîtra totalement au bout de quelques mois, sinon il restera sur un petit bout de terre uniquement entre Samara et Kout, et le reste du pays se séparera. »

Un siècle plus tard, il est fort probable que l’État irakien soit dans la même configuration, car, une déstabilisation de ce partenariat entre les deux puissances mettrait sans aucun doute le pays devant des dangers existentiels qui pourront aller jusqu’à son implosion. Toutefois, la stratégie suivie par les deux acteurs, depuis 2003, est l’unité territoriale de l’Irak. Les deux sont massivement intervenus en 2014 pour sauver cette « unité » de la menace du Califat installé à Mossoul, mais aussi en 2017, lorsque les Kurdes ont voté l’indépendance du Kurdistan.

Conclusion

Dans ce contexte si particulier d’un État souffrant de profondes pathologies, un mouvement de contestation de grande ampleur arrive pour confronter, de l’intérieur, l’État-milice irakien à des questions existentielles sur son identité, sa souveraineté, sa place dans le système régional et international, mais surtout pour interroger sa capacité à mettre en place des services efficaces répondant aux attentes d’une société en cours de transformation démographique et culturelle.

Dans ces rapports de force entre le mouvement et l’État, il y a eu des réussites enregistrées depuis le 1er octobre 2019. Sous la pression du mouvement, le Premier ministre a démissionné, la loi électorale a été réformée, la réforme de la Constitution est acceptée, le nouveau gouvernement s’est engagé à construire des logements sociaux et à créer des emplois par milliers. Si nous nous plaçons au niveau du paradigme d’un mouvement social, les acquis obtenus sont déjà considérables.

Peut-on craindre une guerre civile ?

Depuis le 1er octobre 2019, la Marjayia ne cesse d’aborder le risque d’un glissement vers une guerre civile qui pourrait être ravageuse pour le pays, si le pouvoir et le mouvement n’arrivent pas à trouver un accord ! Et en effet le pays est déjà objectivement au bord d’une situation qui ressemble à une guerre civile.

Des milices lourdement armées, une forte tendance du mouvement de contestation à la logique de la « lutte finale », un système fragile qui, au lieu de prendre en compte les attentes des manifestants, compte sur la fatigue et l’essoufflement du mouvement, une fracture sociétale profonde entre les pro-Iraniens (le Cadre du Coordination), les pro-Américains (le Parti Démocratique du Kurdistan, l’Union Patriotique du Kurdistan, les sunnites de

Mohamed Al-Halbousi, les chiites libéraux, etc.) et les nationalistes irakiens (la tendance sadriste, en tête pendant des élections du 10 octobre 2021 avec leur 73 sièges)… Et nous passons sous silence la division identitaire et territoriale entre les Chiites, les Sunnites et les Kurdes qui est déjà en œuvre depuis 2003 !

Avec toutes ces fragilités, le pays a besoin d’un volontarisme exceptionnel pour ne pas sombrer dans cette guerre civile dont les conséquences, selon les alertes de la Marjayia, seraient catastrophiques non seulement pour les Irakiens, mais aussi pour la communauté internationale.

Pour citer cet article :
Adel Bakawan, "La contestation irakienne : à la recherche d’un rêve !", Centre français de recherche sur l'Irak, (CFRI), 03/05/2023 [en ligne]. https://cfri-irak.com/article/les-accords-dabraham-un-regain-de-multilateralisme-ou-de-polarisation-au-moyen-orient-2023-04-28


References

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