Al-Soudani à l'épreuve du Bureau ovale
Le Président américain Joe Biden s'exprimant lors d'une réunion à la Maison Blanche le 21 janvier 2023. Photo : Andrew Caballero-Reynolds/AFP (PHOTO-RUDAW). Le Premier ministre irakien Mohammed Chia Al-Soudani lors d'une réunion avec des responsables des institutions financières le 2 février 2023. Photo : bureau du Premier ministre Soudani (PHOTO-RUDAW)
De gauche à droite : le Président américain Joe Biden et le Premier ministre irakien Mohammed Chia Al-Soudani. Photos :bureaux/dossiers de Biden et de Soudani (PHOTO-RUDAW)
Vingt-et-un ans auparavant, le 9 avril, les chars américains pénétraient dans le centre de Bagdad, mettant fin au régime de Saddam Hussein. Toutefois, vingt-et-un ans plus tard, le modèle sur lequel l’Irak devait se reconstruire a non seulement échoué, mais a vu émerger un modèle opposé. Six jours seulement après l'anniversaire de l'invasion de l'Irak, répondant à l’invitation du président américain, Joe Biden, Mohammed Chia Al-Soudani, le Premier ministre irakien, se rendra le 15 avril à Washington, ainsi qu’à la Maison Blanche où il sera reçu et accueilli au Bureau Ovale. Dès lors, il conviendra de lire attentivement les neuf points ci-dessous en vue de comprendre en profondeur les défis, l’importance, la valeur et les attentes des Irakiens et des Américains concernant cette visite.
1 - Réaliser le grand rêve
S'employant depuis octobre 2022 jusqu'à aujourd'hui à recevoir Soudani dans le Bureau Ovale, symbole de l'autorité étasunienne, les équipes du Premier ministre et ses fidèles conseillers sont pleinement conscients que tout Premier ministre n’ayant pas été accueilli par la Maison Blanche rencontrera des grands obstacles dans son parcours politique.
Durant cette période de sa gouvernance (octobre 2022-mars 2024), les conseillers spéciaux du gouvernement Soudani et le ministre des Affaires étrangères, considéré comme étant une personne digne de confiance, ont mis à l'œuvre tous les moyens possibles en vue de réaliser ce grand rêve. Reporté de mois en mois, pour de quelconques motifs, c’est finalement à l’approche de la fin du mandat de Biden que la grande porte du Bureau Ovale s'ouvrira à Soudani lundi.
2 - Gagner le soutien de Washington
La question fondamentale est de savoir ce que fera Soudani durant cette visite. De manière à répondre à cette interrogation, il faut avant tout comprendre la présence de la figure de Soudani dans l’imaginaire collectif des élites américaines. En effet, dans l’imaginaire américain, Soudani est un acteur politique local qui exprime localement les rêves, les attentes et les aspirations des Irakiens, ce à quoi il est d’ailleurs parvenu. Toutefois, ce localisme a constitué pour lui un obstacle majeur à son accès aux réseaux complexes des Relations Internationales de manière générale, et plus précisément ceux des États-Unis.
Informé par ses proches collaborateurs de l’image qu’il renvoie aux Européens et Américains, Soudani est conscient qu’il s’agira pour lui de construire un autre récit dans le but de ne pas suivre le destin d’Al-Abadi, d’Abdul-Mahdi ou encore d’Al-Kadhimi. Cela ne revêt pas seulement une importance pour l’administration de Biden dont le mandat prendra fin d’ici quelques mois sans garantie de réélection, mais pour toutes les franges politiques américaines de manière générale. Dans l’optique d’établir ce récit, il s’agit donc ici pour Soudani de se présenter, à travers de multiples occasions, comme un acteur majeur de la région et non comme un simple acteur politique porteur d’attentes locales.
3- Transition de la coalition internationale contre Daech vers des accords militaires bilatéraux
Parmi ces opportunités, figure la question de la fin de la présence militaire de la coalition internationale contre Daech, ainsi que la transition vers des accords militaires bilatéraux avec les pays membres de cette coalition, notamment les États-Unis Ces derniers ont offert le nouvel Irak comme un cadeau aux chiites en 2003.
Soudani est pleinement conscient que le pays a besoin des États-Unis du point de vue militaire, nécessité que les Américains reconnaissent également. En effet, sans eux, il pourrait perdre beaucoup en termes de gains stratégiques, voire même devenir un centre de menace pour la sécurité et la stabilité régionale et mondiale. Ce qui reste néanmoins plus difficile à interpréter est la capacité de Soudani à gérer lui-même ce dossier à la fois qualitativement et quantitativement puisqu’il est confronté à la pression de plusieurs adversaires locaux, régionaux et internationaux et a par conséquent besoin d’établir une stratégie efficace afin d’éviter de faire exploser son avenir politique en plein vol.
4- Qui est le Commandant en Chef des milices du Hachd al-Chaabi ?
Le Premier ministre doit également prendre conscience que le système de discours à Washington ne peut être le même qu’à Téhéran, et que, par conséquent, l’idée que le Hachd al-Chaabi soit une institution nationale sous son commandement, n’est pas crédible pour les Américains. Par exemple, lors de la récente attaque israélienne à l’encontre du consulat iranien à Damas, Abu Fadak, le chef d'État-major du Hachd al-Chaabi, a déclaré : "Nous attendons l’ordre du Chef suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, pour intervenir !". Ainsi, le Guide suprême de la République islamique est, selon lui, l’unique décisionnaire de la situation de paix ou de guerre en Irak, excluant de facto le commandant des forces armées irakiennes, Soudani lui-même !
Il est donc certain que ce lundi, à Washington, le Premier ministre devra répondre à cette question fondamentale : qui est au commandement ? Et comment l'État irakien peut-il allouer trois milliards de dollars annuellement à une force armée qui a attaqué les intérêts américains à 180 reprises en quelques semaines, qui refuse de se soumettre au commandement du Premier ministre, reconnaissant ainsi le Guide suprême iranien comme son chef ? L’enjeu de ce dossier est crucial pour l’avenir de Soudani.
5- Protéger The Iraqi Counter Terrorism Service (CTS), le renseignement et l'armée face à l'influence iranienne !
Il n'est sans doute pas exagéré de dire que l'appareil irakien de lutte contre le terrorisme (CTS) n'est pas moins important pour les Américains que ne l’est le Hachd al-Chaabi pour les Iraniens. Cet appareil, formé par les États-Unis eux-mêmes, avec lequel ils ont travaillé directement et sur lequel ils ont fortement compté, est désormais la cible principale des interventions des partisans de l'Iran, qui cherchent par tous les moyens à le contrôler, voire à s'y infiltrer.
Le Premier ministre devra donc faire face aux défis suivants dès lundi prochain : comment établir des garanties concrètes de protection du renseignement, de l’armée et de l’appareil de lutte contre le terrorisme contre l’ingérence et la domination iranienne?
6- La fuite du dollar vers l’Iran : quelles perspectives pour l’Irak ?
Dès le début de son mandat, Soudani a présenté son gouvernement comme un gouvernement de services et non comme un gouvernement partisan. Cependant, la multiplication des projets et services engendre un besoin plus important de devises américaines pour le gouvernement Soudani.
Toutefois, les informations détenues par Washington sur les flux financiers transitant vers la République islamique d’Iran, pourtant soumise aux sanctions économiques américaines, soulèvent un problème dans l’éventualité d’un prêt américain au gouvernement de Soudani.. En effet, ce dernier est-il en mesure de bloquer les milliards de dollars que les milices pro-iraniennes envoient à Téhéran ? Lundi, le Premier ministre devra donc rester vigilant face à cette problématique.
7- Le projet TotalEnergies en suspens : le gaz iranien évalué à 9 milliards de dollars !
Selon nos sources, lors de plusieurs réunions, que ce soit à Washington ou à Bagdad, les Américains ont directement et à plusieurs reprises demandé aux Irakiens de trouver une alternative à l’importation de gaz iranien. Cependant, l'Irak n'a pas encore accédé à cette demande américaine et continue de consacrer annuellement neuf milliards de dollars à l’achat du gaz iranien pour la production d'électricité. Ce montant constitue un important soutien économique pour la République islamique d'Iran, en difficulté, et il est ainsi difficile pour les partisans de l'Iran d'accepter d'autres alternatives.
Par exemple, une partie du contrat signé par l'Irak avec la société française TotalEnergies concerne la construction d’infrastructures permettant à l'Irak de produire sa propre électricité afin d'assurer son indépendance énergétique. Cependant, toutes les informations indiquent que le projet n'a encore connu aucun progrès significatif et que les chances de le voir aboutir s’amenuisent quotidiennement.
Il est certain que ce sera l'un des dossiers que Washington souhaitera voir résolu par Soudani.
8- La question du retrait des entreprises américaines d’Irak
Le retrait du territoire des sociétés américaines ExxonMobil et Chevron ainsi que l’incapacité des entreprises Bechtel et Honeywell à signer des accords pour entrer en Irak représente un enjeu important pour les décideurs à Washington. En effet, en parallèle de ce retrait américain, des sociétés de pays concurrents, principalement la Chine et la Russie, s’installent progressivement dans le pays, représentant ainsi une réelle tendance économique.
Est-ce lié à la situation sécuritaire et à la stabilité ou est-ce davantage une stratégie du gouvernement de Soudani ? Ce dernier a-t-il un réel désir de créer des conditions favorables permettant aux sociétés américaines de revenir travailler en Irak sans être constamment menacées ? À Washington, il est essentiel que le Premier ministre réponde à ces questions importantes et les soutienne par des actes.
9- Relations entre Erbil et Bagdad
Enfin, sous l'influence de nombreux “groupes de pression américains”, la question des relations entre Erbil et Bagdad sera abordée avec précaution à la Maison Blanche, ce que Soudani a déjà traité à deux niveaux.
Le premier niveau est la normalisation de la situation qui devenait de plus en plus tendue entre Bagdad et Erbil, en particulier concernant la question des salaires des fonctionnaires de la région du Kurdistan. Cependant, le silence des acteurs dirigeants au sein du Cadre de Coordination sur cette tentative de Soudani est tactique et pourrait compromettre la position de ce dernier une fois de retour de Washington.
Le deuxième niveau concerne la présence du Ministre des relations extérieures du Gouvernement régional du Kurdistan dans la délégation de Soudani. C'est pourquoi je pense que le dossier qui posera le moins de problèmes au Premier ministre à Washington est celui des relations entre Erbil et Bagdad.
En conclusion
La visite de Soudani à Washington revêt une grande importance à plusieurs niveaux : diplomatique, militaire, économique, et autres. Le premier bénéficiaire de cette visite est le Premier ministre lui-même, à condition qu'il puisse se protéger des nombreux pièges brûlants se dressant sur son chemin.
Il peut non seulement les éviter, mais également les transformer dans une stratégie de promotion personnelle, en tant que figure clé apte à gérer les paradoxes en Irak.
Si Soudani réussit dans cette mission, il est fort probable que tous les Irakiens pourraient en bénéficier directement ou indirectement. Le maintien des États-Unis en Irak, dans le cadre que nous avons mentionné, pourrait être un facteur extrêmement important contribuant à établir un avenir meilleur pour les Irakiens. En revanche, si le scénario inverse se produit, l'explosion des “mines” se trouvant sous les pieds de Soudani pourrait établir un précédent, aggravant la situation des irakiens dans leur ensemble.
Les avis contenus dans les articles publiés sur le site du CFRI n’engagent que leur(s) auteur(s).
Pour citer cet article : Adel Bakawan, "Al-Soudani à l'épreuve au Bureau ovale", Centre Français de Recherche sur l'Irak, (CFRI), 13/04/2024, [https://cfri-irak.com/article/al-soudani-a-lepreuve-du-bureau-ovale-2024-04-13]
Related Articles
Adresse : Cfri, 36 rue Eugène Oudiné, 75013, Paris
cfri@cfri-recherche.com
+33 1 40 19 94 60